Rio Grande: Truites géantes, asado et "green machine"
Les truites de mer véritablement géantes de la Terre de Feu se pêchent aujourd’hui en soie flottante et même en mouche sèche….
Le réchauffement du climat de la planète n’est pour moi, plus une vue de l’esprit et tout récemment, un voyage en Terre de Feu m’a persuadé que l’hémisphère Sud n’échappe pas non plus, à ce phénomène climatique. Bien sûr, j’avais eu connaissance des avertissements de scientifiques annonçant la régression et même probablement la disparition au cours du siècle en cours, de la plupart des glaciers andins, mais pour se persuader de l’existence d’un phénomène, rien ne vaut une expérience personnelle. Il y a quinze ans, je m’étais déjà rendu en Terre de Feu, pour pêcher le Rio Grande et ses truites de mer géantes. J’en avais pris, si je consulte mon carnet de pêche de l’époque, quarante quatre en une semaine dont une bonne moitié pesant plus de dix livres. J’étais ravi d’avoir fait ce long voyage, découvert ces horizons infinis et pris à la mouche d’aussi grosses truites, mais pour tout avouer surtout content d’avoir « shooter » plus de vingt rouleaux de Kodachrome et d’avoir assez de photos de grosses truites pour ne plus avoir à y retourner…En effet, même ma plus grosse truite, un splendide mâle de 9 kg, ne m’avait pas laissé un souvenir impérissable de bagarre…en fait très peu de ces énormes truites sauvages argentines ne m’avaient procuré de sensations comme les truites de mer de la Touques, de la Spey ou du Pays de Galles m’en ont toujours donné. Et pourtant aucun de ces derniers poissons, loin s’en faut pour la plupart, n’atteignaient la moitié du poids des « plateados » de Terre de Feu. En outre des vents incessants de 80 à 90 km/h (sauf une petite heure quelquefois au lever du jour) obligeaient à pêcher en permanence avec des soies « extra fast sinking ». Et si je me félicitais d’avoir dans ma jeunesse pratiqué suffisamment le lancer de compétition en double traction pour pouvoir expédier « à l’envers » des shooting heads * à plus de vingt mètres, sans risquer à chaque faux lancer de m’arracher la joue ou l’oreille située sous le vent, je n’appréciais pas spécialement ces conditions de pêche extrèmes. Le vent, en effet, descend de la cordillière des Andes et souffle donc presque sur tous les pools (sauf dans de rares très grandes boucles) dans le sens du courant, obligeant la majorité des pêcheurs à utiliser des cannes de 15 à 16 pieds et de pratiquer en « Spey cast » ou plutôt en semblant de Spey cast compte tenu du poids et de la densité des soies employées… Outre le vent, au cours de ce début de l’été austral de mars 1990, le froid nous obligeait à pêcher emmitouflés et serrés dans nos waders comme des bibendums et une fois sur deux nos doigts gourds réagissaient trop tard à l’arrêt de dérive de la soie qui signalait la touche. Sans parler d’une bonne heure et demi de trajet cahotant matin et soir et d’innombrables barrières à ouvrir et refermer, pour accéder aux parcours de l’estancia Maria Behéty. Non, décidemment je ne gardais pas de ce voyage à l’autre bout de la planète, le souvenir de l’une de mes plus agréables destinations de pêche à la mouche. Et d’ailleurs malgré plusieurs autres opportunités journalistico-halieutiques je n’y étais pas retourné.
Aussi, depuis cinq ou six ans, qu’Arni Baldursson me parlait des extraordinaires pêches qu’il réalisait tous les ans sur le Rio Grande, je lui répondais que j’avais déjà donné et que je pensais avoir fait le tour de cette pêche avec d’énormes streamers noirs dérivant lentement à ras du fond, au travers des rafales incessantes de vent glacé. Quand il m’affirma qu’il ne pêchait qu’en soie flottante et quelquefois même en mouche sèche, je lui demandais si nous parlions bien de la même rivière. Non seulement il n’y a qu’un seul Rio Grande en Terre de Feu, mais les parcours du Toon Ken Lodge (qui n’était pas encore construit), nous les pêchions à l’époque en rotation avec ceux de Maria Béhéty. C’était avant que Frontiers ne prenne la quasi exclusivité pour ses riches clients américains, des parcours du Rio Grande argentin. Et si ces parcours amont de la rivière avaient eu ma préférence, le Rio Grande y étant de taille plus humaine que sur les immenses et interminables radiers de l’aval, le vent n’y soufflait pas moins fort et l’éloignement de notre lieu d‘hébergement en rendait l’accès encore plus laborieux. Tout ça me dit Arni, c’est de l’histoire ancienne, un splendide lodge a été construit au bord même de la rivière, permettant d’accèder en moins de vingt minutes aux pools les plus éloignés des quelques dix-sept kilomètres du parcours. Et quant à la pêche en soie flottante et en mouche sèche, si tu ne me crois pas, appelle Jacques et Thérèse Montupet qui étaient avec moi l’année dernière et ont tous les deux pris quantités de poissons en surface, dont certains de plus de vingt livres …Bigre de bigre ! Faire monter et prendre en sèche les truites géantes de la Terre de feu, le climat aurait-il donc réchauffé à ce point !!!…L’occasion de réaliser un film pour la chaine Seasons allait me donner au début de cette année l’occasion de le vérifier.
A douze ans exactement d’intervalle je me retrouvais donc, en ce début mars 2005 sur le tarmac du petit aéroport de Rio Grande City. Si les manches à air plantées le long des pistes, se tenaient bien horizontales, les drapeaux argentins ne claquaient pas autant me semblait-t’il que lors de ma première arrivée en ces lieux où nous avions dû marcher plié en deux tout en luttant contre les bourrasques, pour rejoindre la petite salle d’arrivée et de départs. Pendant que les guides de Toon Ken s’occupent de réceptionner nos bagages, nous apprenons qu’il a beaucoup plu sur les Andes, la semaine précédente et que le Rio Grande est encore très fort et légérement teinté. Les sept pêcheurs de notre groupe embarquent dans deux minibus et une heure trois quart plus tard, nous arrivons au Lodge. Il est 14h et d’énormes steaks accompagnés d’un excellent vin argentin nous souhaitent la bienvenue. Après tirage au sort des pools, nous partons avec Arni pour le secteur de « No cigar » situé le plus en aval des beats de Toon Ken. Ce secteur aval se pêche en rotation alternée avec les pêcheurs du fameux Kau Taupen lodge de Frontiers. Ce premier après –midi c’est à nous que « No cigar » échoue. Le niveau est effectivement fort mais surtout l’eau a une couleur grise qui ne me dit rien qui vaille. Comme je « partage » une canne avec Arni et que je suis avant tout ici pour filmer, nous avons décidé d’un commun accord que je pêcherais quand il aura « mal au bras » ainsi que les matins avant le petit déjeuner pris au lodge à 9 h 30. Arni ainsi que les autres pêcheurs du groupe n’étant pas des « lêve-tôt » » je pourrai ainsi profiter de deux bonnes heures de pêche tous les matins dans la lumière sublime de ces aubes du bout du monde.
Ce premier après-midi Arni opte vu le niveau et la couleur de l’eau pour un grand streamer en marabou noir lesté en tête d’un diabolo doré. Mais alors que quinze ans auparavant j’utilisais le même type de « mouche » mais non lestée et attachée au bout d’un bas-de-ligne de 30 centimètres prolongeant une « shooting head » extra plongeante, Arni a attaché son U.B.L. (Ugly Black Leech) au bout d’un bas-de-ligne de 3,50 m prolongeant une soie flottante. Le courant est fort, mais heureusement les fonds de petits galets et de graviers du Rio Grande dans ses parties médianes et amont, en font une grande rivière des plus faciles à pratiquer en wading.
Après s’être avancé d’une bonne quinzaine de mètres dans le lit du Rio Grande il attaque très classiquement « trois-quart aval » en tête du long courant de No-Cigar. J’ai fixée la caméra sur son trépied et j’attends l’action après avoir tourné quelques plans larges de situation ainsi que des actions de lancer. Au bout d’environ un quart d’heure c’est la touche puissante et moins de dix minutes plus tard, Arni échoue sur les graviers un splendide mâle bécard d’au moins douze livres, qui au vu de sa livrée légérement cuivrée, doit être dans la rivière depuis deux ou trois semaines. Au démarrage ce poisson a effectué une série de sauts dignes d’un baby tarpon et je dois reconnaître que non bridé par une soie plongeante, sa défense a été très honorable. Coup sur coup il ratera deux autres poissons à peine plus petits qui se décrocheront l’un lors d’une superbe chandelle arrière, l’autre à l’issue d’une série de looping barattant la surface du Rio Grande sur plus de dix mètres…A partir de 19 h la lumière commence à baisser en même temps que le vent tombe et Arni me dit que les poissons devraient commencer à se manifester en surface sur l’immense radier de queue de pool. Effectivement un très gros bouillon puis un « head and tail » nous signalent deux très beaux poissons postés dans moins d’un mètre d’eau. Arni a changé son Leech pour un modèle plus petit et surtout non lesté et au deuxième passage nous voyons distinctement un sillage derrière la mouche qui traverse le radier en arc de cercle, vite suivi d’un énorme remous et d’un démarrage en trombe vers l’aval. Dix minutes plus tard, Arni échoue une femelle aux formes rebondies qui doit bien peser ces quatorze ou quinze livres. La lumière baisse rapidement et Arni me passe sa canne. Je remonte en tête du radier très excité car pendant que je filmais la capture du poisson précédent j’ai vu se manifester en surface cinq ou six autres truites de mer. Je peigne consciencieusement les vingt premiers mètres du grand courant, mais rien, aucune tirée, pas le moindre sillage, n’indiquent d’ intérêt pour le grand streamer noir. Pourtant j’ai du « couvrir » au moins trois poissons différents que j’avais distinctement repéré sur ce secteur. Je remonte en tête, serre une double clef derrière l’oeillet de la mouche et recommence en tenant la canne haute. La mouche traverse cette fois le radier en draguant et laissant un appétissant V dans son sillage. A la troisième dérive un énorme remous en même temps qu’une secousse dans le bras m’indiquent que le « rifling hitch » est aussi efficace sur les plateados de Terre de Feu qu’à plus de vingt mille kilomètres de là, sur les saumons de Kola. Et quel plaisir il est vrai de combattre ces poissons sur une soie flottante, les laissant libres de leurs évolutions aériennes. Il fait pratiquement nuit quand je fais glisser sur les graviers de la berge un mâle de cinq ou six kilos. Il est temps de rentrer, car paradoxalement les truites de mer de Terre de Feu, contrairement à leurs homologues européennes ne mordent pas spécialement la nuit. En fait ces poissons sont très actifs pendant la journée et surtout au cours de ce qu’Arni appelle la « magic hour », l’heure magique qui succède au coucher du soleil…Pas mal me dit Arni pour une première prise de contact ! Quant à moi, je dois reconnaître que cette pêche en surface et en soie flottante me réconcilie avec le Rio Grande.
Le lendemain, il est six heures quand je quitte le lodge où tous les autres pêcheurs dorment encore et allume les phares du pick-up « Toyota ». Comme la veille nous étions tout en bas des parcours de Toon Ken , aujourd’hui nous avons les pools de l’amont, les plus près du lodge et en moins de cinq minutes je suis à pied d’œuvre sur «Secret Spot ».
Me reviennent alors en mémoire ces aubes glaciales que j’avais connu douze ans plus tôt, avant que le vent ne se lève et quand la pellicule de glace sur les bordures craquait sous les talons. Ce matin il fait plutôt doux et dans la lumière des phares je n’ai aucun mal à attacher une Green Machine au bout de mon 30 centièmes. Arni m’a en effet conseillé de démarrer en draguant une petite mouche sèche au lever du jour, plutôt que les grands streamers noirs du coup du soir. Sur les cinquante mètres du radier de Secret Spot j’aurais en deux heures, six attaques en surface pour quatre truites échouées sur les graviers. Deux de quatre livres, une de huit livres et comme la veille un grand mâle bécard de douze ou treize livres. A huit heures trente je suis de retour au lodge pour le petit déjeuner et je constate que le vent ne s’est pas levé. Nous aurons ainsi au cours de ce séjour trois jours absolument sans un souffle de vent où nous pêcherons en bras de chemise sur des pools aussi lisses que des miroirs. Si je n’avais pas filmé ces conditions, je me demanderais si nous étions bien en Terre de Feu. Ce n’est d’ailleurs pas dans ces conditions de grand ciel bleu et de calme plat que nous réussirons le mieux en surface. Les petites nymphes noires lestées d’une bille dorée promenées à ras du fond, voire quelquefois les grands streamers plombés en téte et animés lentement dans les fosses, nous donnèrent ces jours là de biens meilleurs résultats. Mais dès qu’une légère ou une forte brise ridait la surface des courants ou des lisses, c’est pratiquement toujours en « riffling hitch », pour Arni avec une Green Machine, pour moi avec un gros sedge en poils de chevreuil, que nous avons le mieux réussi. Résultat de six jours de pêche : pour Arni vingt sept « plateados » dont une bonne vingtaine pesant entre dix et vingt-quatre livres (toutes filmées) et pour moi douze poissons en pêchant deux heures tous les matins et en grapillant une heure par ci par là quand le grand viking me disait avoir « mal au poignet », en fait voulait me faire plaisir…
Les pools de cette partie de la rivière sont très variés, pour le Rio Grande s’entend. De nombreux méandres, des îles, des berges en « falaises » agrémentent le parcours de Toon Ken et au milieu de la platitude de la pampa, il y a même un pool avec de gros blocs de rochers (le fameux « Rock place »). Le secteur « Arnaldo-Fernando » le plus en aval du parcours est situé à environ 80-90 km de l’immense estuaire et quand les niveaux sont bons, en fin de saison (février-mars,début avril dans l’hémisphère sud) il n’est pas rare que les truites de mer qui viennent de quitter les embruns des quarantièmes rugissants y accèdent en trois ou quatre jours. Les pools amont du Toon Ken jouxtent la propriété achetée il y a quelques années par Ted Turner pour faire plaisir paraît-il à l’époque, à Jane Fonda qui est une émérite flyfisherwoman. Au dela de chez Ted Turner, le Rio Grande pénètre au Chili et si la rivière, moins large est encore très belle pour la pêche à la mouche, la réglementation chilienne très laxiste fait que les pools sont braconnés toutes les nuits y compris au filet et que de nombreux pêcheurs au lancer, chiliens ou touristes, pêchent dans la journée les mêmes pools que vous. Un ami auvergnat qui pêchait la même semaine que nous les pools du côté chilien, à environ vingt cinq kilomètres en amont seulement, n’y a pris que deux truites de moins de six livres dans sa semaine. Côté argentin, trois fois au cours de la semaine nous avons été contrôlé par les garde-pêche dont les propriétaires des estancias Maria Béhéty, Kau Tapen, Aurélia et Toon Ken louent les services en commun.
Pierre Affre
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